vendredi 6 novembre 2009

"Et D. éprouva Abraham..."

Comment comprendre la 'aqedat yitshaq ?
Avec l’épreuve de la ‘aqeda / ligature d’Isaac, Abraham révèle toutes ses potentialités et devient un exemple pour l’Humanité. Dieu utilise la même formule que pour le premier ordre qu’Il lui avait adressé :
« Lekh lekha / Va, pour toi, de ta terre, de ton lieu natal, et de la maison de ton père, vers le pays que je t’indiquerai »
« Prends donc ton fils, ton unique que tu as aimé, Isaac et lekh lekha / va, pour toi vers la terre de Morya et élève-le là-bas en holocauste sur une des montagnes que Je te dirai. »


Cette similitude relie ces deux ordres. La première fois Abraham doit quitter ce qui lui est proche. Il abandonne son passé. L’Eternel lui promet alors une postérité et la Terre de Canaan. Il l’assure aussi d’être une bénédiction pour toutes les nations. L’alliance merveilleuse entre Dieu et un peuple débute alors. Isaac, le fils né miraculeusement, représente ce changement historique instauré par Dieu.

Lors du second « lekh lekha », aller pour sacrifier Isaac signifie pour Abraham abandonner son futur. Sa soumission ne lui apporte cette fois plus rien. Abraham doit accepter de se retrouver comme avant le premier « lekh lekha », dépourvu de toute promesse. Sans compter le problème moral que pose ce sacrifice, il paraît absurde qu’Abraham efface ainsi son histoire vécue depuis la révélation de Dieu. Pourtant il exécute cet ordre sans mot dire. Il n’exprime pas non plus de soulagement lorsque Dieu refuse le sacrifice. La tension persiste, l’épreuve n’est toujours pas terminée. L’ordre puis son contre-ordre doivent semer le trouble dans la pensée d’Abraham. En effet, le fait de tuer son fils peut s’expliquer, et son interdiction devenir alors incompréhensible. 

L’acceptation du sacrifice

En rendant à Dieu le fils qu’Il lui a donné, Abraham met fin à son vécu extraordinaire. Il accepte de croire en Dieu comme auparavant, sans qu’Il ne s’adresse à lui. Il ne ressent pas d’amertume car nul mérite, nulle préparation ne l’ont conduit à cette expérience du divin, encore moins aux promesses qui ont suivies. Dieu initiant lui-même Sa révélation peut décider de l’arrêter. La foi d’Abraham s’intensifie même puisqu’elle seule subsiste. L’intervention de Dieu dans son vécu a été un moment éblouissant dont il garde la marque. Témoin privilégié de Dieu, il proclamera à nouveau Son existence malgré Son silence. Abraham reprend sa quête rationnelle de Dieu et retrouve sa place à l’intérieur de l’Humanité. Les étoiles scintilleront toujours dans le ciel de la nuit, même si Abraham ne les domine plus.

Cependant, une fois qu’Abraham accepte de sacrifier son fils des questions peuvent encore naître dans son esprit. Qui le croira lorsqu’il reviendra sans son fils ? Que dira-t-il à ses disciples qui ne comprendront pas que Dieu soit si cruel ? Qu’objectera-t-il aux autres qui verront dans le sacrifice de son fils, un triomphe du culte de la violence ? Et, s’ils avaient raison…

Le sacrifice humain constitue dans toutes les pensées religieuses l’expression la plus élevée de la soumission à Dieu. Qu’est-ce que la mort pour celui qui rejoint Dieu source de vie ? Qu’est-ce que la vie détachée de Dieu Eternel ? Se donner la mort ou sacrifier ses enfants sont des actes qui sont ainsi glorifiés par certains. Abraham envoie donc sa main vers son fils mais au dernier moment l’ange retient son bras. 

Le choix de la vie

Le Mont Morya, aurait pu être le lieu de la sacralisation de la violence. Par la ‘aqeda, il devient à l’opposé le lieu où cette forme de service divin se trouve désamorcée, réprimée, et toute entière canalisée dans un élan de vie. L’ordre de sacrifier Isaac nous enseigne assurément la nécessité d’être prêt à tout abandonner pour l’amour de Dieu. Cet ordre s’oppose nécessairement à nos consciences, mais pour les extraire d’un service divin dans lequel justice, bonté ou amour impliqueraient une inertie, une paresse, un manque d’énergie. Le sacrifice du bélier à la place d’Isaac engage Abraham et sa descendance à réaliser le service divin par leur vie et non par leur mort. Il maintient toutefois la nécessité d’une implication totale de leur part. Le sacrifice offert par la vie est infiniment plus grand que celui consenti dans la mort.

La prétendue perfection recherchée par les adorateurs de Dieu dans la mort ne s’exprime que dans l’instant, dans l’excès, et dans la destruction. Il leur paraît logique d’effacer ce qui existe pour laisser place au Seul véritable Existant. Cette démarche est surtout plus aisée que celle qui oblige à percevoir l’existence de Dieu à l’aide de ce qui existe, par le travail humain et la juste maîtrise de la nature. Leur « pureté » tant désirée est incapable de s’investir dans le monde, de se mêler à la matière et lui insuffler la vie. Exprimer de manière radicale son amour de Dieu par une souffrance désirée ou par une apologie de la mort, ressentir l’extase de l’instant où son être se consume, c’est fuire devant l’effort d’établir patiemment mais ardemment le règne de Dieu sur terre. Cela revient à ne pas reconnaître humblement, même dans la mort sacralisée, la « limite infinie » de son être. 

La persistance des promesses

Un ange retient le bras d’Abraham, il l’empêche même d’effleurer la gorge d’Isaac avec la lame de son couteau. Dieu réitère alors les promesses qu’il avait faites à Abraham avant son départ pour la terre de Canaan.
« Je te bénirai, je multiplierai ta postérité comme les étoiles du ciel et comme le sable du rivage de la mer, et ta postérité héritera des portes de ses ennemis. Et toutes les nations de la terre seront bénies par ta postérité, parce que tu as obéi à ma voix. »

Les promesses ne sont pas plus grandes. Abraham ne retire pas un bénéfice de son extrême soumission à Dieu. Cette épreuve lui a permis de réaliser combien ces promesses sont merveilleuses. Abraham redescend alors seul de la montagne et rejoint ses compagnons. Le remplacement du sacrifice d’Isaac n’a pas mis fin à son histoire naturelle réapparue dans l’épreuve. Son devoir de proclamer universellement Dieu perdure. Il devra d’ailleurs porter le deuil de Sarah, qui elle n’avait d’histoire que prodigieuse. Quant à Isaac, le texte ne dit pas qu’il redescend du Mont Morya, du Mont de l’Eternel-sera-vu. Il ne quitte pas le lieu témoin de la présence de Dieu sur terre. Son histoire avec Dieu débute à présent. Sa postérité sera plus glorieuse que les étoiles du Ciel tout en demeurant semblable au sable des rivages de la mer. Elle est même annoncée dans les versets qui suivent la ‘aqeda par la naissance de Rébecca.

L’épreuve surmontée par Abraham ne s’arrête cependant pas là. Que signifie la survie d’Isaac ? Avec lui débute l’histoire d’un peuple confronté à l’humanité. Le sacrifice qu’Abraham n’offre pas ouvre la voie à des millions de sacrifices effectifs. Son couteau est remplacé par les armes, la pierre, l’eau, le feu et le gaz dans les mains cruelles de ceux qui ne supportent pas l’existence de ce peuple témoin, envers et contre tout, de la Présence Divine. La tension entre les promesses annoncées et leur ferme et douloureux inaccomplissement forment la trame de l’histoire d’Israël. Ce peuple retiendra-t-il comme Abraham son cri de révolte ? N’abandonnera-t-il pas sa mission devant tant d’espérances déçues ? Résistera-t-il à la tentation de tout justifier et brusquer impatiemment le nécessaire progrès de l’Histoire ? Abraham surmonte sans joie son épreuve de la ‘aqeda ; le rire du nom d’Ytshaq n’est qu’au futur. Pour lors, il nous faut assumer toujours notre rôle en choisissant la vie. Après avoir ainsi été mises en doute par Dieu Lui-même pour finalement être rétablies, les promesses annoncent un futur que plus rien ne peut empêcher. Dieu instaure le miracle de sa révélation dans l’Histoire et resserre les liens de son alliance avec Israël.

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