mardi 11 mars 2014

Vayigash : Le rapprochement de Yehouda et Yosseph


Vendu par ses frères, Yosseph est amené comme esclave en Egypte. Sachant interpréter les rêves de Pharaon, il devient le Vice-Roi. Il rencontre quelques années plus tard ses frères à qui il cache son identité. Il les prend au piège et les contraint à faire amener leur plus jeune frère Binyamin. Il dissimule sa coupe dans le sac de Benjamin et réussit ainsi à l’accuser de vol et à le garder prisonnier. Yéhouda intervient alors et pousse enfin Yosseph à se révéler.

Le stratagème de Yosseph


Toute la sidra miqets ne forme qu'un paragraphe car tous les épisodes sont extrêmement liés, indissociables. Yosseph sort de prison, interprète les rêves de Pharaon et devient Vice-Roi d'Egypte. C’est lui qui organise et dirige l’économie de ce pays pendant les sept années d’abondance. Puis, durant les années de famine, il étend son pouvoir sur toute la région. Il retrouve alors ses frères, descendus en Egypte pour nourrir leurs familles.

Yosseph cache à ses frères son identité et agi à leur égard de façon très mystérieuse. Il tend ainsi peu à peu son piège. Il les contraint à répondre à toutes ses questions et à se soumettre aux règles qu’il leur impose. Ils ont l'impression d'agir librement mais chacune de leur attitude est prévue d'avance par Yosseph. Comme un grand joueur d'échec, il joue en ayant à l'esprit plusieurs coups d'avance. Les frères de Yosseph réagissent eux au coup par coup et croient à chaque fois faire pour le mieux. Ils ne se doutent pas que c'est précisément ainsi qu'ils suivent le plan imaginé par Yosseph. Malgré toute leur bonne volonté et celle de Juda en particulier, la descente de Benjamin et ses frères en Egypte se dirige vers l’issue tragique redoutée par Jacob.

Le découpage que fait la massora de ce récit peut, au premier regard, paraître surprenant : une seule grande parasha / un paragraphe qui débute avec les rêves de Pharaon (Gen. 41) et qui se poursuit sans interruption jusqu’aux premières répliques du dialogue entre Yehouda et Yosseph.
La décision de Yosseph est alors de renvoyer ses frères vers leur père, Binyamin étant gardé en esclavage (43, 17). Un petit espace sépare alors ce long texte (146 versets) de la suite du dialogue, la dernière réplique de Yéhouda.
Ce silence au sein du dialogue est encore plus remarqué lors de la lecture hebdomadaire de la Tora. La sidra Miqets correspond au long paragraphe se concluant par le début du dialogue entre Yehouda et Yosseph. La suite du dialogue introduit la sidra vayigash, lue le shabbat suivant.
Que signifie cette interruption à l'intérieur du récit ? Ce que Yehouda va dire à partir de ce moment est certainement différent de ce qui précède. Ainsi, l'observation formelle du texte pousse à rechercher des informations issues du texte lui-même afin de véritablement saisir le sens de la dernière intervention de Yehouda , qui elle-seule contraint Yosseph à se révéler.

Le mutisme de Yéhouda


Effectivement, à la fin de la sidra miqets, Yehouda a déjà parlé et Joseph a répondu. Mais la discussion s'arrête là. Comme l'a dit Yehouda à Yosseph :

"Que dirons-nous à mon seigneur? Comment parlerons-nous pour nous justifier ? Nous voici esclaves de mon seigneur, nous aussi et celui dans la main duquel s’est trouvée la coupe. Il [Yosseph] répliqua : Loin de moi d’agir ainsi. L’homme au main duquel la coupe s’est trouvée, sera mon esclave. Quant à vous retournez en paix auprès de votre père."

En ce moment quand Yehouda parle c'est pour affirmer qu'il n'a rien à dire. La suite de la discussion occupe pourtant la nouvelle parasha.

Yehouda sait que son père est attaché à Binyamin, c’est pourquoi il a promis de le lui ramener, mais que peut-il dire ? Un silence pesant s’installe. Ce silence est celui de l’apparente insensibilité du Vice-Roi. Ce silence est également celui de l’amertume de Yehouda . Il voit son frère devenir esclave et échoue dans sa volonté de bien faire. Il souffre déjà du sort qui attend son père. La Tora inscrit ce silence dans le blanc qui sépare la sidrat miqets de celle de vayigash.

Durant ce court moment, Yehouda tente de contenir sa souffrance. Son cœur est serré, son esprit est agité. "Que puis-je faire ?" se dit-il sûrement. "Je n’imaginais pas que Binyamin serait accusé de vol. Mais comment l’annoncer à notre père ?" Yehouda doit admettre son échec. Cependant d’autres pensées le traversent. Pourquoi cela arrive-t-il ? Comme ses frères et lui l’avaient déjà affirmé :
« Mais nous sommes coupables envers notre frère [Joseph] ; duquel nous avons vu la détresse de son âme lorsqu’il nous criait grâce, et nous n’avons pas écouté. C’est pourquoi, cette détresse nous est venue. »
Yehouda et ses frères revivent, par une mystérieuse contrainte, la vente de Yosseph. Binyamin est lui aussi fils de Rahel et fils préféré de Ya'akov. Ses frères l’ont amené dans le même pays. Leurs chameaux étaient chargés de baume, d’épices et de lotus comme l’étaient ceux des caravaniers qui ont emporté Yosseph. Ils espéraient que ces coïncidences ne présageraient rien de mal. Et Yehouda, qui était l’instigateur de la vente de Yosseph, désire maintenant, personnellement, sauver Binyamin, éviter que l'histoire ne se répète. Mais malgré lui, il a reproduit la vente de son frère. Malgré toute leur bonne volonté et celle de Yehouda en particulier, la descente de Binyamin et ses frères en Egypte se dirige vers l’issue tragique redoutée par Ya'aqov. Cela ne peut être fortuit.

Serait-ce la force du destin qui s'acharne contre Rahel et ses fils ? Cette idée conforterait bien Yéhouda et ses frères. Mais ils s'interdisent de le penser. Les frères s'exclament plutôt :

« Qu’est-ce que D. nous a fait ? »

Et en découvrant la coupe dans le sac de Binyamin, ils ne s’en prennent qu’à eux :
« D. a trouvé la faute de tes serviteurs. »
Pour avoir vendu leur frère, Yehouda et ses frères seraient donc condamnés plus de vingt ans plus tard à perdre un nouveau frère ? ! A lépoque, ils ne s’étaient souciés ni de fraternité, ni de l’unité de la famille d’Israël, ni même du respect de leur père. Aujourd’hui, ils comprennent l’importance de ces valeurs. Leur sanction serait donc de revivre le même épisode, maintenant qu’ils sont assez sensibles pour en souffrir. Ils souffrent même doublement, pour Binyamin et pour Yosseph.

Mais alors, cela signifierait que l’on ne peut réparer son passé, que D. ne pardonne pas ; même à ceux qui regrettent sincèrement leur faute ?


Yehouda refuse de se résigner. Il veut arrêter l'enchaînement du mal qu’il a entraîné. Ce mouvement destructeur a emporté Yosseph, déchiré une famille, endeuillé la paisible vieillesse de Ya'akov et s’apprête à emporter encore Binyamin puis à tuer Ya'akov.

Yehouda comprend que, cette fois, sans le vouloir, ses réactions ont participé à ce tragique destin. Lui et ses frères ont observé l’histoire image après image. Ils pensaient bien faire, mais sont allés là où le Vice-Roi les menait. Yehouda veut sortir de cette scène où tout est joué d’avance. Il comprend enfin que ses pensées  et celles de ses frères évoluaient dans un autre monde irréel. Ils étaient absents de la réalité dans laquelle le Vice-Roi d'Egypte règne en maître et se joue d'eux. Yéhouda « quitte » alors la sidrat miqets, où tous les épisodes ne forment en fait qu'un paragraphe serré, monobloc. Yehouda se met enfin en mouvement et parle.
 

La parole de Yehouda



Comme un lion, Yehouda veut rugir, pour briser le silence imposé par le Vice-Roi. Il use de toute sa détermination, son intelligence et son amour pour trouver les mots qui peuvent-être entendus pas le Vice-Roi. Avec beaucoup de respect, il « s’approche » de lui et entame son plaidoyer. Cet homme, qui ne pouvait rien dire il y a un instant, entame d'un coup la tirade la plus longue du Livre de Béreshit.

Yehouda a reconnu n’avoir aucun argument pour défendre Binyamin. Il se place cette fois sur un autre plan. La sidrat vayigash débute alors par le verset suivant :
« Yehouda s’approcha de lui [Joseph] et il dit : De grâce, maître, que ton serviteur fasse entendre une parole aux oreilles de mon maître, et que ta colère ne s’enflamme pas contre ton serviteur, car tu es comme Pharaon. »
Les précautions qu’il prend suggèrent la dureté de ses propos. Il ne peut pas accuser ouvertement le Vice-Roi de les avoir manipulé. Il reprend alors l’histoire mais cette fois dans une vision d’ensemble et décrit l’enchaînement depuis le départ. Comme l'explique Rashy, les accusations ne sont que sous-entendues :
« Tu as commencé avec nous par des ruses. Pourquoi nous avoir posé toutes ces questions ? »

Le monologue de Yehouda se divise en trois parties :

1/ Le récit de tout ce qui s’est passé.
2/ La description de ce qui arrivera à Jacob.
3/ La proposition de devenir esclave à la place de Benjamin.

Il démontre habilement l’injustice et essaie d’éveiller la pitié du Vice-Roi. Sept fois le mot « maître » revient, douze fois « serviteur » et quatorze fois « père ». Ce dernier mot est celui par lequel Yosseph, avec une cruelle ironie, avait clos la sidrat miqets.

« Quant à vous retournez en paix auprès de votre père. »

Quelle paix Yehouda trouvera-t-il auprès de Ya'akov ? Ces mots lui ont donné le courage de s’approcher du Vice-Roi égyptien. Et lui aussi termine par le mot « père » :

« Et maintenant, que ton serviteur reste à la place du jeune homme, serviteur de mon maître, et que le jeune homme monte avec ses frères. Car comment remonterais-je près de mon père et le jeune homme n’est pas avec moi ? De peur que je ne vois le mal qui trouvera mon père. »

Yehouda sait que le Vice-Roi peut très bien sourire après ce discours et rester insensible à la mort du vieux père. Il peut se moquer de ce frère héroïque prêt à prendre la place du fils aimé. Mais Yehouda n’a pas hésité à parler ; son cœur l’y a poussé.

Yehouda reprend pied dans la réalité. Il assume enfin la réalité passé tout en refusant qu'elle ne continue à détruire le présent. Il prend conscience de la réalité présente en sortant du carcan mental dans lequel il était enfermé. Il fait le choix de transformer la réalité future en renversant les forces qui agissaient jusqu'alors.

La double teshouva


Yosseph assiste au don que Yehouda fait de sa personne pour sauver Binyamin. Il comprend que toutes les accusations que Yehouda porte envers lui sont autant d’aveux d’une faute qu’il a pleinement assumée. Yosseph ne retient plus ses pleurs et se dévoile à ses frères. Les paroles qu’il prononce alors éclairent ce récit :

“L’Eternel m’a envoyé devant vous pour vous assurer une survivance dans le pays et pour vous faire vivre, en vue d’un grand sauvetage.”

Ainsi, Yosseph n’a gardé aucune rancune envers ses frères ! Au contraire, il voit à travers son histoire la main de D..  C'est pourquoi Yosseph est un des rares personnages qui soit appelé dans la Tradition “le juste”. Yosseph montre que le dénouement heureux de cette histoire n’est pas que l’esclave soit devenu Vice-Roi, mais que le frère autrefois délateur recherche aujourd’hui le bien de toute sa famille. Il a décidé du sens à donner à son passé et de ses choix dans l’avenir. Quant à son attitude envers ses frères, elle leur donne l’occasion de se racheter en éprouvant leur sentiment de fraternité et en particulier celui de Yehouda .

Yehouda était l’instigateur de la vente de Joseph, il exprime aujourd’hui, grâce à Joseph, la grandeur de son amour envers les siens. L’intelligence du pardon de Joseph et l’engagement fort de Juda établissent enfin l’union et la paix entre les fils d’Israël.


Par sa ruse, Yosseph a amené ses frères à la conscience que l’histoire d’Israël ne peut pas s’écrire dans l’individualisme.

Nous devons tous nous demander : Comment remonterais-je près de mon Père, et mon frère n’est pas avec moi ? Nul n’a le droit de se suffire de sa « réussite » personnelle ; matérielle ou spirituelle. Yosseph a permis à ses frères d’effectuer une véritable teshouva. Celle qui ne s’arrête pas aux regrets, celle qui transforme l’homme au point que, dans les mêmes situations, il ne reproduise pas sa faute passée.























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